06 Mai2017
MARCUSE POUR UNE CRITIQUE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE AUDELA DE HEGEL ET MARX
RÉSUMÉ Hegel et Marx sont des références dans la construction marcusienne de l’économie politique. Leur apport n’en fait pas moins objet de critique en bien des points. C’est pourquoi, au-delà de la critique, Marcuse fait des propositions à partir de la théorie critique et de sa philosophie concrète pour relever les défs d’une vraie économie politique. Mots-clés : Historicité – Théorie critique – Philosophie concrète – Affranchissement– Économie – Politique ABSTRACT Hegel and Marx are referents in the construction of the political economy of Herbert Marcuse. Their contribution nonetheless remains critical subjects in many ways by Marcuse. Therefore, beyond criticism, Marcuse makes some proposals from critical theory and its concrete philosophy to face the challenges of a real political economy. Keywords : Historicity – Theory critical – concrete philosophy- Affranchissement – Economy – Politics 15-Salifou Amara.indd 207 22/12/2016 11:21:45Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 208 INTRODUCTION Étymologiquement, Il y a une corrélation entre l’économie, expression dérivée du mot grec «oikonomos», de «oikia» (maison) et de «nomos» (règle)1 et politique en tant que polis, en grec, entendue aussi comme gestion et administration de la cité-État. Selon Herbert Marcuse, « Lorsque le mot «économie» ne fut plus employé dans son sens littéral, qui évoque l’administration d’une maison ou d’un domaine, mais dans un sens plus général pour désigner l’administration de la cité- État, on lui adjoignit l’adjectif de «politique» »2. L’économie politique s’élève ainsi de son statut domestique, parcellaire ou professionnel à celui d’étatique voire planétaire qui est ce qu’on appelle aussi économie mondiale. Dans l’antiquité grecque, Aristote, cité par Émile Bréhier, percevait l’économie politique comme une science qui doit garantir aux membres la cité de « bien vivre »3. Il sous-entend ainsi qu’il y a une forme d’harmonie heureuse de vie à laquelle l’économie politique doit nous permettre d’accéder. Celle-ci commence au sein de la vie familiale, où le père administre femmes, enfants et esclaves afn de créer les conditions d’une économie naturelle qui garantisse la non-dépendance. « Aristote (…) voudrait le retour à l’économie naturelle. L’unité économique, c’est la famille ; elle a tout ce qu’il faut pour produire ce qui est nécessaire à la consommation de ses membres ; elle n’échange que le surplus de cette consommation »4. L’économie politique, telle que perçue ainsi par Aristote, se présente sous deux angles : elle s’appuie sur les ressources propres des membres de la cité tout en se mettant à l’abri de toute dépendance extérieure. De l’antiquité à l’époque moderne, l’économie politique a eu plusieurs appréciations dont celles de Georg Wilhelm Friedrich Hegel et Karl Heinrich Marx, qui constituent à propos les piliers essentiels de la conception marcusienne de l’économie politique. Leurs pensées, quoiqu’étant des sources appréciables pour Herbert Marcuse, demeurent des objets d’analyse, de critiques et de dépassement dans plusieurs de ses ouvrages. Quels sont les points essentiels que Marcuse retient de l’économie politique de Hegel et Marx ? Quelles sont les insuffsances qu’il relève ? Que propose Marcuse comme réflexion autour de l’économie politique malgré ses référents hégélien et marxiste ? Au-delà des pensées hégélienne et marxiste, l’économie politique, selon Marcuse, doit être essentiellement abordée dans son rapport avec les moyens mis en place en vue de favoriser l’épanouissement individuel et collectif. Qu’est-ce que cela sous-entend ? Hegel et Marx ont certes été des précurseurs d’une pensée d’économie politique mais celles-ci sont restées inachevées selon Marcuse. C’est pourquoi, il propose une économie politique libératrice, différente de celle du système capitaliste de 1- G.Soule : Qu’est ce que l’économie politique, trad. Claude Lafarge, Paris, Nouvel Horizon, 1963, p.10. 2- H. Marcuse : L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, trad. Gérard Raulet et Henri-Alexis Baatsch, Paris, Minuit, 1972, p.11 3- E. Bréhier : Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 1991, p.222 4- Ibidem 15-Salifou Amara.indd 208 22/12/2016 11:21:45Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 209 manipulation et de domination grâce aux possibilités existantes et à la déconstruction de la réalité d’enfermement dans laquelle l’économie politique héritée de Hegel et Marx nous maintient. Dans une approche analytique, critique avec les perspectives possibles à dégager, nous essayerons de comprendre les sources hégéliennes de l’économie politique marcusienne. Comment Marcuse réussit-il à être séduit par la pensée hégélienne ? Pourquoi fnit-il par lui adresser une critique acerbe ? Deuxièmement, la révolution au cœur de l’économie politique marxiste n’est-elle pas un atout indéniable selon Marcuse ? Celle-ci est-elle pour autant suffsante ? Enfn, quelles conclusions Marcuse, tire-t-il des réflexions hégélienne et marxiste sur l’économie politique? Quel dépassement fait-il ? Que propose-t-il ? Nous apprécierons dans cette réflexion l’apport de Marcuse pour faire évoluer la pensée de l’économie politique dans un sens réaliste et épanouissant. I. LES SOURCES HÉGÉLIENNES DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE MARCUSIENNE En ce qui concerne Hegel, Marcuse fait la distinction de ses écrits de jeunesse, de ses écrits post-jeunesse. En admettant que les premiers, en ce qui concerne l’économie politique, tiennent compte, à un certain degré, des réalités historiques d’existences individuelles et collectives, à la différence des seconds qui s’inscrivent plutôt dans une logique dominatrice où institution, religiosité et divinité semblent prendre le contrôle de tout. Hegel affrme à propos dans ses «écrits post-jeunesses que : « L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans ses plus hautes fgures»5. Les individus, leur existence, le fonctionnement des États deviennent tous ainsi les sujets d’un ordre divin que Hegel nomme Esprit, et qui est en marche dans le monde, y compris, bien évidemment dans celui de l’économie. À cette vision des choses, Marcuse oppose l’»historicité». Celle-ci est ce qui détermine et délimite l’ « histoire » en tant que telle. Selon Marcuse « L’historicité indique le sens de ce que nous visons lorsque nous disons de quelque chose : c’est historique (…) Il ne s’agit pas de l’histoire comme science ou objet de science mais de l’histoire en tant que mode de l’être »6. L’historicité diffère donc de l’histoire en tant que matière d’enseignement, en tant que science qui s’intéresse aux faits passés, à leurs causes et leurs conséquences. L’historicité dans le contexte marcusien, fait allusion aux conditions d’existence qui ont favorisé ou empêché historiquement l’avènement de réalités existentielles selon les possibilités disponibles ou non. C’est autour de ce contexte que Marcuse apprécie les écrits de jeunesse de l’économie politique hégélienne à la différence de ses écrits post-jeunesse. 5- G. W. F. Hegel : « Leçon sur la philosophie de l’Histoire » in La Raison dans l’Histoire, trad. K. Lapaisannou, Paris, U.G.E, 10/18, 1965, p.97. 6- H. Marcuse : L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, op.cit. p.13. 15-Salifou Amara.indd 209 22/12/2016 11:21:45Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 210 I-1- Le réalisme de l’économie politique du jeune Hegel selon Marcuse Les écrits du jeune Hegel datent de 1790 à 1802, avant la mise en place du « premier système hégélien»7. Si le « premier système » est le début de la philosophie hégélienne telle que nous la connaissons, avec « une logique, une métaphysique, une philosophie de la nature et une philosophie de l’esprit »8, la philosophie de la jeunesse hégélienne, encore assez différente de l’ordre établi, est plutôt favorable à une place de choix accordée à la liberté individuelle, à son autonomie et à son épanouissement. Ce que Marcuse retient dans l’économie politique du jeune Hegel c’est qu’il s’interroge sans cesse « sur la vraie relation entre l’individu et un État qui ne permet plus l’épanouissement des richesses de l’individu, et qui existe comme institution étrangère, «aliénée», dont s’est détaché l’intérêt actif des citoyens »9. Pour le jeune Hegel : « L’esprit d’un peuple, son histoire, sa religion, son degré de liberté politique ne se peuvent considérer isolement, ni en ce qui concerne l’influence de ces facteurs les uns sur les autres, ni en ce qui concerne leur nature propre. Ils sont indissolublement unis comme les fls d’une seule étoffe»10 Il y a une corrélation entre tous les secteurs d’activité au sein de l’État. L’affaiblissement de l’un a forcément un impact négatif sur l’autre. La véritable légitimité de l’État doit être son intérêt constant à garantir les capacités d’enrichissement et d’épanouissements de tous les individus en son sein. Nous sommes loin ici de toute destinée mythique ou mystique à la tête de l’État et d’une légitimation de ses actes les plus illégitimes pour quelle que raison que ce soit. Ceci est une réelle critique du pouvoir de l’État libéral face à l’individu dont il est censé garantir la liberté économique, la liberté d’entreprendre et les possibilités véritables d’enrichissement mais qui, dans le fond, semble plutôt être utilisé par le même individu pour renforcer sa domination. C’est la richesse des individus qui conforterait la richesse de l’État. Papaioannou Kostas rappelle, en référence au jeune Hegel, que : « L’individu a cessé d’être une «ombre irréelle» comme il était dans les cités antiques, dans les despotismes orientaux et dans les sociétés traditionnelles (que Hegel appelle «substantielles»). Il s’est affrmé et s’est développé dans tous les domaines »11. L’individu est non seulement un acteur essentiel dans le développement de l’État et de son économie mais il en constitue surtout le fondement, avec les autres individus. Ces pensées du jeune Hegel, qui auraient pu constituer un véritable levier pour une économie politique d’autonomie individuelle et de liberté véritable, empruntent une déviation où le même individu est fnalement noyé dans la suprématie d’un État, auréolé d’une mission divine qui serait incarnée par la raison universelle. 7- H. Marcuse : Raison et Révolution, Hegel et la théorie social, trad. Robert Castel et Pierre-Henri Gonthier, Paris, Minuit, 1968, p.107. 8- Ibidem 9- H. Marcuse : Herbert, Raison et Révolution, Hegel et la théorie sociale, op.cit. p. 79. 10- G.W. F. Hegel cité par H. Marcuse in Raison et Révolution, Hegel et la théorie sociale, op.cit. p.78. 11- P. Kostas : Hegel et Marx : l’interminable débat, Paris, Allia, 1999, p. 10. 15-Salifou Amara.indd 210 22/12/2016 11:21:45Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 211 I-2- La déviation de l’économie politique post-hégélienne Parlant de l’État et de son fonctionnement, selon Marcuse, « Hegel y voit « un pouvoir autonome » dans lequel « les individus sont seulement des moments », ou encore «la marche de Dieu dans le monde » »12. Une telle façon de considérer les individus et l’État censé les incarner est, peut-on dire, aux antipodes de l’esprit marcusien dont la particularité est précisément de réaffrmer la personnalité, l’épanouissement véritable, la liberté de l’individu, l’autonomie des populations face à toute forme de domination et le devoir de l’État à constituer une image réelle de la multiplicité communautaire qui la compose tout en garantissant à chacun le minimum de bien-être et une vie meilleure. C’est ainsi qu’il écrit que : « Conduire l’existence à la vérité, c’est changer «réellement» l’existence dans la concrétude, et non pas seulement changer (en surface) ses formes et ses structures effectives (…) ; c’est changer la manière d’exister elle-même qui est à la base de toutes ses formes »13. Il ne s’agit donc pas d’émettre de grands principes sur la vie, de tenir des discours formellement bien construits quand la réalité, l’existence elle-même, sur laquelle tout cela devrait trouver sa réalisation, est ignorée. Ce que Marcuse reproche à la philosophie hégélienne, c’est cette forme d’infantilisation, peut-on dire, qui fait que l’État est au début et à la fn de toute action individuelle et que l’on lui doit allégeance absolue. Tout simplement parce qu’il incarnerait la Raison. Mais de quelle Raison parle-t-on ici et à quel État fait-on allusion ? C’est là que devrait résider la principale interrogation se rapportant à l’État hégélien. Marcuse indique simplement que Hegel « est coupable non pas tant de servilité que de trahison envers ses plus hautes idées philosophiques. Sa doctrine politique abandonne, en effet, la société à la nature, la liberté à la nécessité, la Raison à l’arbitraire ; elle reflète, ce faisant, le destin d’un ordre social qui tombe, à la poursuite de sa liberté, dans un état de nature bien en dessous de la Raison »14. Le constat est donc que la Raison, censée garantir les conditions d’une économie politique juste, d’une plus grande rationalité, d’une réelle autonomie des individus, d’un véritable épanouissement, d’un mieux-être, s’est, avec tous les pouvoirs qu’on lui a reconnu dans l’État, muée plus à une forme de domination manifeste qu’à ce qu’on attendait d’elle. Marcuse se tourne donc vers Karl Marx, chez qui il voit des sources d’une réelle économie politique moins pervertie. II. LA SOURCE MARXISTE ET LA CRITIQUE RÉVOLUTIONNAIRE DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE C’est chez Karl Marx que Marcuse pense trouver les véritables ressorts d’une « philosophie concrète» dans l’élaboration, entre autres, d’une économie politique capable de répondre aux questions essentielles d’une existence qui cadre avec 12- H. Marcuse : Raison et révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, op.cit. p. 258. 13- Idem : Philosophie et révolution, traduit de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Denoël, 1969, p. 150. 14- Idem : Raison et révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, op.cit. p. 262. 15-Salifou Amara.indd 211 22/12/2016 11:21:45Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 212 son historicité. Sa philosophie doit pouvoir répondre aux nombreuses questions économico-politiques de la paupérisation et de l’exploitation des populations tout en ouvrant les vastes champs des possibilités étouffées pour un réel épanouissement individuel et collectif. Pour y parvenir, la philosophie concrète fait l’inventaire des possibilités et ressources à la disposition de l’existence face aux aspirations des individus et des populations. Sur les réflexions de Marx, concernant l’économie politique, sa théorie de travail, mais aussi le caractère pratique de sa philosophie, Marcuse note, en effet, que : «La critique révolutionnaire de l’économie politique est elle-même fondée philosophiquement, et que, d’autre part, la philosophie en train de se fonder porte déjà en elle la praxis révolutionnaire. La théorie est en elle-même une théorie pratique; la praxis n’apparaît pas seulement à la fn, mais dès le début de la théorie sans que Marx s’engage pour autant sur un terrain étranger à la théorie et extérieur à elle »15. Marx, en critiquant l’économie politique, telle que pratiquée à l’époque de la grande industrialisation, y décèle les failles, les injustices tout comme les moyens pour y mettre fn. Il y décèle en effet, un monde bipolaire entre une classe exploitante, minoritaire, la bourgeoisie et une classe exploitée, majoritaire, le prolétariat. Marx ajoute dans Contribution à la critique de l’économie politique que : « dans la société bourgeoise, la valeur d’échange doit être saisie comme la forme dominante, au point qu’a disparu toute relation immédiate des producteurs avec leurs produits en tant que valeur d’usages ; tous les produits doivent être tenus pour commercialisables »16. Lorsqu’on rentre dans ce système industriel et technologique de la commercialisation, il devient évident que la forme de domination est à l’avantage du plus fort, le bourgeois, propriétaire du capital et au désavantage du plus faible, le prolétaire. Une situation de marginalisation et d’exploitation inhumaine à laquelle il faut mettre fn. Pour atteindre cet objectif, c’est la lutte révolutionnaire qui est choisie en vue de revenir à un monde juste et équitable. II-2- La lutte révolutionnaire marxiste pour une économie juste. Dans l’entendement de Marx, les valeurs qui méritent d’être prioritairement recherchées sont celles qui viennent des individus eux-mêmes selon leurs aspirations, ce qu’ils souhaitent dans leur existence sans que cela soit préjudiciable à tout autre individu. Ce qui est bien le contraire de la réalité libérale et de son droit. Il constate à propos que : « Le droit de l’homme à la propriété privée est (…) le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans se rapporter à d’autres hommes, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme »17. La propriété privée, le bien personnel qui est un bien d’accumulation, de profts, dominé principalement par 15- Idem : Philosophie et révolution, op.cit. p. 45. 16- K. Marx : Contribution à la Critique de l’économie politique, trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Sociales, p. 194. 17- Idem : La question juive, trad. M. Simon, Paris, Bilingue-Aubier, 1971, p.109. 15-Salifou Amara.indd 212 22/12/2016 11:21:45Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 213 l’État bourgeois est un droit qui renforce le cloisonnement tout comme l’appauvrissement de la masse prolétaire. La société de vivre en harmonie est ainsi remplacée par une société de conflits. Le prolétaire et le bourgeois ne tirent aucun bénéfce à vivre dans un monde de continuel affrontement, de méfance perpétuelle et de mise en danger de leurs vies. Cette économie est, telle qu’elle a jusqu’alors fonctionnée, une : « …légitimation ou plutôt camouflage d’une « aliénation » et « dévalorisation » totales de la réalité humaine telle que la représente la société capitaliste, (…) Cette économie politique se borne à sanctionner d’une manière scientifque une inversion qui transforme le monde historico-social des hommes en un monde de l’argent et de la marchandise , monde qui se présente à l’homme comme une puissance étrangère et hostile, où la plus grande partie de l’humanité n’existe plus que sous la forme de travailleurs (…) contraints de se vendre eux-mêmes… » 18. C’est le triste tableau de la condition humaine, chosifée, réifée et où le travail censé libérer les individus est plutôt devenu le lieu de la légitimation de leur déshumanisation. La réifcation est simplement la traduction de la chosifcation des rapports humains, des conditions sociales et de l’avènement d’un monde de choses et d’objets essentiellement. Les individus y sont, non en tant que personnes, mais comme des objets, presque au même titre que les objets sur lesquels ils travaillent. Pire, ils sont obligés de se vendre pour des miettes qui ne font que renforcer la permanence de leur chosifcation et de leur aliénation. Quoiqu’en nombre, elles soient les plus nombreuses et constituent le lot des ouvriers, précisément parce qu’elles ne sont pas propriétaires de biens privés et du capital, les masses n’ont pour seule richesse que leur être qu’elles vendent à vil prix aux capitalistes, détenteurs de tous les pouvoirs, afn, espèrent- elles certainement de ne pas mourir de faim. Peut-être ne meurent-elles pas réellement de faim. Pourtant, tout semble clairement coordonner pour qu’elles aient continuellement faim et qu’elles soient toujours soumises à l’exploitation d’autres êtres. Ce qui fait qu’elles n’ont d’autres choix que de demeurer la propriété de ces derniers. Marcuse nous rappelle que : « e monde objectif n’est plus une « propriété vraiment humaine» que l’homme s’approprie dans une « activité libre », il n’est plus le champ d’une libre activité et d’une affrmation de toute la nature humaine, mais un monde de choses possédées, utilisables et échangeables dans le cadre de la propriété privée, et dont les lois apparemment immuables asservissent l’homme lui-même, – un monde, en un mot où règne la « domination » universelle de la «matière inerte sur les hommes» »19. Dans le monde du travail capitaliste vers lequel est orientée la majorité des forces vives, du fait de la recherche de profts par les détenteurs du capital, le pouvoir d’achat et la subsistance pour tous ceux qui désirent un mieux-être matériel, la situation est simplement catastrophique. Les chefs d’entreprise ne cessent de créer les conditions pour maximiser leur capital quand le revers consiste pour les travailleurs à continuellement trimer, en vendant leur force et leur intelligence au travail pour avoir comme résultat des salaires qui sont loin de représenter ce qu’ils méritent réellement. 18- H. Marcuse : Philosophie et révolution In manuscrits philosophiques de Marx, op.cit. pp. 46-47. 19- H. Marcuse : Philosophie et révolution, op.cit. p. 47. 15-Salifou Amara.indd 213 22/12/2016 11:21:46Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 214 Dans une telle situation, selon Marx, «la force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre. ( …) Il travaille pour vivre. Pour lui-même le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifce de sa vie »20. Il ne peut en être autrement car ces deux mondes qui s’affrontent inégalement sont créés par le capital ; celui du bourgeois, du capitaliste d’une part et celui du prolétaire, du travailleur, de l’ouvrier en général d’autre part. Ce à quoi pense Marx c’est qu’il faut mettre fn à cette situation. Cela est du devoir de la frange de la population la plus nombreuse, la plus exploitée, à savoir le prolétariat. Cela passe par la révolution qui doit, non remplacer une injustice par une injustice en perpétuant la société de classes, mais plutôt défnitivement instaurer l’harmonie d’une vie communautaire qui nous fasse oublier l’époque où l’homme, l’ouvrier devrait « lui-même devenir marchandise pour être simplement en mesure de subsister comme sujet physique»21. Les hommes sont avant tout et défnitivement des hommes. Ils ne sont ni des objets, ni des marchandises. Toute politique qui mettrait en avant les marchandises avant les êtres humains n’est aucunement digne d’exister et doit être combattue. Comme nous le percevons, le changement auquel aspire Marx est lié en grande partie à la condition d’existence concrète et misérable dans laquelle vit la majorité de la population, constituée d’ouvriers de tous genres, de prolétaires de tous les continents, obligés d’être au service de capitalistes industriels, qui n’ont qu’un rapport de proft vis-à-vis d’eux. La conception marxiste du changement, si elle semble reposer sur des évidences réelles, n’en demeure pas moins noyée par d’autres réalités qui, peut-on dire, traduisent ses insuffsances et qu’il faut surmonter. C’est pourquoi Marcuse nous convie à sa perception de l’économie politique marquée du sceau du réalisme pour une véritable liberté. III. L’ÉCONOMIE POLITIQUE MARCUSIENNE ENTRE CRITIQUE, RÉALISME ET AFFRANCHISSEMENT De Hegel à Marx, Marcuse a non seulement tiré les fondamentaux afn d’assoir le fond de sa pensée économico-politique mais, il a surtout pu la solidifer en décelant chez ses prédécesseurs, les éléments d’affaiblissement qu’il s’exerce à dépasser. Dans une posture analytique et critique, Marcuse, après sa réflexion sur Hegel, se pose des questions sur les insuffsances de la pensée marxiste pour une économie politique libératrice avant de présenter des perspectives nouvelles. III-1-Critique de l’économie politique marxiste En ce qui concerne l’économie politique de Karl Marx, Marcuse s’interroge sur certaines évidences. Il nous faut, en effet, demander à quoi ont certainement pu servir les théories marxistes qui appelaient à une praxis révolutionnaire, quand on sait que la grande industrie, même à l’époque de Marx, ne s’est pas pour autant écroulée ? Pourtant les situations les plus flagrantes d’exploitation n’existent-elles 20- K. Marx : Travail salarié et capital, Trad. M. Rubel et L. Évrard, Paris, La Pléiade, Œuvres, p. 204. 21- H. Marcuse : Philosophie et révolution, op.cit. p. 55. 15-Salifou Amara.indd 214 22/12/2016 11:21:46Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 215 pas toujours ? En plus, à une période un peu plus avancée, telle celle du marxisme soviétique, qui aurait pu constituer l’âge d’or du marxisme, la classe ouvrière n’a pas pour autant disparue et la société égalitaire a été une sorte de chimère qui n’a pu se réaliser. Enfn, là où l’on est en droit de relever des faiblesses qui auraient certainement pu constituer un frein à la réalisation de la praxis de Marx, c’est l’évidence plus que visible de l’embonpoint que ne cesse de présenter chaque jour la société capitaliste, tout comme son influence qui rayonne. Dans la préface de Après Marx, Jean-René Ladmiral et Marc B. de Launay sont catégoriques quand ils écrivent ceci : « le prolétariat n’est ni le destinataire privilégié (voire exclusif) du message marxiste, ni le sujet de l’Histoire ».22 Tout simplement parce que le prolétariat n’est pas constitué que de travailleurs ou d’ouvriers. La conséquence c’est qu’il ne se retrouve pas dans l’ensemble de la société afn d’accélérer le changement totale. Une classe ne saurait s’imposer à l’ensemble des classes. La réalité est que le capitalisme, face à la permanence de la contestation prolétarienne et ouvrière, s’est lui aussi organisé. Pour non seulement consolider ses bases mais, en plus, pour atténuer l’ardeur du changement. Tout cela s’est joué autour du capital et des moyens de production. Devant donc la menace, le capital s’est lui aussi renforcé en regroupant ses ressources autour de puissances économiques de plus en plus fortes avec des influences à la fois techniques, militaires, sociales, géographiques, politiques etc. De ce fait, quel que soit l’endroit d’où on l’attaque, le capital, dont les investissements sont maintenant à tous les niveaux du corps social, semble être prêt à ne pas céder sur les débats de fonds qui concernent en fait, sa totale reconstruction. Marcuse nous éclaire précisément en affrmant qu’: « à coup sûr, cet impérialisme est différent de ceux qui l’ont précédé : l’enjeu dépasse les exigences économiques immédiates et particulières. Si la sécurité de la nation appelle maintenant des interventions militaires, économiques et «techniques», quand des groupes de dirigeants indigènes ne font pas la besogne de liquider les mouvements de libération populaire, c’est que le système n’est plus capable de se reproduire par la vertu de ses propres mécanismes économiques»23. Le capital n’évolue plus essentiellement sous des aspects purement fnanciers mais fonctionne maintenant sous la forme d’un système auquel rien n’échappe. C’est ce qui fait que la lutte des ouvriers, des travailleurs, peut être menée sans grand dommage. Même si de nombreuses revendications pourraient être satisfaites, cela n’a aucune influence qui permettrait un changement radical. Le capital, devenu système de gestion totale de la société, fnit toujours par se consolider encore plus, en s’appuyant sur d’autres secteurs de la vie communautaire. Ce qu’il y a donc à comprendre c’est que le système capitaliste a su, depuis l’époque de Marx, adapter ses pratiques. Certes pour toujours mieux exploiter les masses, mais pas forcement dans un sens si flagrant que cela puisse susciter des soulèvements, des contestations populaires continuellement. 22- J. R. Ladmiral et M. B. de Launay dans la préface de J. Habermas, Jürgen, Après Marx, Paris, Fayard, 1985, p.13. 23- H. Marcuse, Contre révolution et révolte, trad. Didier Coste, Paris, Seuil, 1973, p. 24. 15-Salifou Amara.indd 215 22/12/2016 11:21:46Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 216 Il existe, à cet effet, une politique d’assimilation et de manipulation mise en place par le système capitaliste qui donne l’impression de faire face aux diffcultés des travailleurs quand, en fait, c’est le capital qui continue de prospérer au détriment de ceux-là mais avec de nouvelles méthodes. Ce qui explique que, la révolution des travailleurs, telle qu’attendue par Marx, n’a pas eu lieu parce qu’il y a eu en face un système industriel dont la capacité d’intégration et d’assimilation est plus qu’effcace puisqu’ils sont intégrés dans le grand moule de la chosifcation et de la marchandisation créé par la société industrielle établie. III-2- L’invention par Marcuse d’une économie politique de libération et d’épanouissement Pour Marcuse, il faut inventer une économie politique nouvelle, affranchissant et libératrice. Il est, en effet, évident qu’une politique dépend de l’orientation qu’on lui donne. Acemoglu et Robinson pensent à propos que : «Les institutions politiques et économiques, qui relèvent en dernier recours du choix de la société, peuvent être inclusives et encourager la croissance économique. Mais elles peuvent aussi être extractives et freiner la croissance »24 . Un gouvernement d’intérêts d’un groupuscule aux soutiens capitalistes de perpétuation de l’exploitation et de la domination favoriserait, à coup sûr, une économie politique extractive. Il s’agit là, de mettre en place, de façon légale mais illégitime des mécanismes qui n’ont pas, pour principal but, une prospérité générale mais celle d’un groupe de dirigeants, tout en se donnant les moyens institutionnels de justifer cela. De telles pratiques existent et une stratégie doit être mise en place pour les combattre. Marcuse propose dans une situation pareille de «(…) revenir à la stratégie minimale du front unique, c’est-à-dire à l’action commune d’étudiants, d’ouvriers militants, de groupes et de personnalités (mêmes apolitiques) de la gauche libérale.»25. Les groupes et personnalités dont il s’agit ici, sont les libéraux ou non, qui appartiennent au système capitaliste ou non, qu’ils soient des industriels, des médias ou des intellectuels et qui constatent tous le pourrissement dans lequel nous entraîne l’économie mondiale des guerres, des faillites économiques, des exploitations inhumaines, de la paupérisation grandissante, de pollutions et dont les conséquences ne seront que désastreuses pour nous tous. La philosophie, qui a cette capacité à se retrouver précisément dans chaque domaine d’activité, a un rôle à jouer pour unifer cette lutte d’une économie politique qui soit juste et proftable à tous. On ne peut, on ne doit, par exemple, plus regarder sans rien faire devant le fait que « le capitalisme ne cesse de croître en même temps que croît la paupérisation des 24- D. Acemoglu et J. A. Robinson : La faillite des nations, les origines de la puissance, de la prospérité et la pauvreté, trad. Philippe Aghion, Genève, Markus Haller, 2015, p. 114. 25- H. Marcuse : Actuels, trad. Jean-Marie Menière, Paris, Galilée, 1976, pp. 28-29. 15-Salifou Amara.indd 216 22/12/2016 11:21:46Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 217 travailleurs »26, comme le soutient Nicolas André. Ceux qui produisent la richesse ne sauraient être des laissés pour compte. Ce ne sont pas des outils mais des êtres humains. Ceux qui détiennent le capital ne sauraient être plus humains qu’eux. Un pur économiste comme John Kenneth Galbraith, peut confrmer que : « le secret d’une bonne politique est de savoir non seulement réconforter les tourmentés mais aussi tourmenter les confortables »27. Les crises fnancières ne sont pas créées prioritairement par ceux qui ne manipulent pas les fnances et qui ne décident pas. Les pauvres semblent être beaucoup plus en dehors de ces deux mondes. Pourtant, lorsque les crises surviennent ; elles touchent à la fois les riches et les pauvres. Les derniers en ressentent les effets, malheureusement beaucoup plus que les premiers ; la philosophie ne saurait se taire devant la perpétuation d’une telle injustice. C’est pourquoi, selon Marcuse, « toute vraie activité philosophique n’en reste pas à la connaissance, mais s’efforce, en développant la connaissance de la vérité, de faire en sorte que l’existence humaine s’approprie celle-ci »28. L’une des erreurs qu’on fait le plus souvent, c’est de faire admettre que la pensée philosophique est d’une hauteur telle que ceux vers laquelle elle est pourtant mise en œuvre ne seraient pas à même de s’en accaparer et d’en faire leur. Si cela devrait être le cas, l’on se demanderait bien à quoi servirait la nécessité de philosopher. La misère peut être chaque jour constatée. Les possibilités d’en sortir aussi. «La caractérisation de l’existence humaine comme essentiellement historique doit rendre à la philosophie l’acuité du concret qu’elle a perdue depuis longtemps, le sérieux suprême d’un événement humain dans lequel il «s’agit de tout» effectivement, dans la mesure où il s’agit précisément de ce qui fait la misère ici et maintenant»29. La philosophie a, en ce sens, le devoir de dénoncer cela et de montrer comment sortir de cette monstruosité. La rationalité légitime d’un tel combat est plus que justifé en ce sens que comme le martèle Dwokin, «aucun gouvernement n’est légitime s’il ne fait pas preuve d’une attention pour le destin de chacun des citoyens sur lesquels il prétend exercer son autorité et dont il prétend se faire obéir»30 . Une gestion politique de l’économie exige que l’existence de chaque citoyen soit une priorité qui permette de garantir une vie digne. On ne peut raisonnablement prétendre incarner l’autorité suprême dans un État si ceux dont émane ou qui nous confère le titre que nous exhibons, sont ignorés dans leur majorité tout comme dans leur individualité. Ce qui met en doute l’autorité que nous sommes censé représenter et justife notre renversement. 26- A. Nicolas : Herbert Marcuse ou la quête d’un univers trans-promé- théen, Paris, Seghers, 1970, p. 66. 27- J. K. Galbraith et N. Salinger : Tout savoir ou presque sur l’économie, trad. Mannoni, Olivier, Paris, Seuil, 1981, p. 131. 28- H. Marcuse : Philosophie et révolution, op.cit, p. 125. 29- R. Wiggershaus : L’École de Francfort, trad. Lilyane Deroche-Gurgel, Paris, PUF, 1986, p.96. 30- R. Dworkin : La vertu souveraine, trad. Jean-Fabien Spitz, Bruxelles, Bruylant, 2005, p.43. 15-Salifou Amara.indd 217 22/12/2016 11:21:46Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 218 C’est pourquoi Kouassi nous éclaire sur le fait que : « Marcuse est engagé dans l’élaboration des mécanismes concrets pour faire subir aux bourgeois et les fgures qui leur sont indissociables, les sévères revers qui précipiteront sa disparition ». 31 Le bourgeois et ses accointances, représentent non seulement la minorité de classe mais sont en plus, l’image de la détention illégitime des principales richesses qu’ils perpétuent par un système accaparant du pouvoir. Le véritable droit est aux côtés de la masse la plus importante de la société, la plus exploitée et qui rassemble tous les rejetés du système de direction. La lutte contre une telle injustice est bien évidemment légale et légitime afn que l’État soit juste, équitable et soucieux de la vie individuelle et collective. Ce n’est pas la substitution de la domination d’une classe sur une autre. C’est la libération de toutes les classes. C’est le combat de tout le monde pour ne pas vivre dans des cloisons, pour ne pas que la lutte pour la vie soit le quotidien des populations de tous bords. Il faut un changement radical de notre société. Dupuis-Déri nous rappelle précisément que: «Les critiques adressées par Marcuse au système économique et politique de son temps sont identiques à celles qu’expriment aujourd’hui les porte-parole du mouvement contre la mondialisation du capitalisme : manque de liberté politique, raison instrumentalisée par les pouvoirs économique et politique, fusion des compagnies toujours à la recherche d›une augmentation de leurs profts, une libre concurrence qui ne profte qu’aux plus forts, des souverainetés nationales aux prérogatives restreintes»32. Rien ne semble avoir changé dans la politique économico-politique d’uniformisation et d’exploitation. Le règne du statuquo se renforce. Exploitations et profts se solidifent. Les pouvoirs de l’argent inventent chaque jour des procédures de maximisation de gains. En face, se présente un monde avec des contestations de toutes sortes, des joies peut-être, mais des tristesses aussi à profusion. Nous sommes donc devant le constat, de continuer à diriger le monde tel qu’il est ou de changer de cap. Pour la philosophie marcusienne, il y a urgence à sortir de cet enlis C’est du devoir, une fois de plus de la philosophie de réveiller les consciences engourdies par ce système de manipulation et de domination. La réflexion critique ne saurait être, en réalité, une affaire privée mais publique et l’économie politique est une affaire publique. Le Bhoutan, un petit pays d’Asie avec ses 750 000 habitants, semble être sur la voie de réaliser dans son économie politique, ce qui semble être encore pour la plupart des États du monde, une pure utopie. Dans ce pays, la notion économique de produit intérieur brut (PIB), qui consiste à mesurer la production des richesses, la valeur des biens et services, est remplacée depuis 1972 par celle de «bonheur national brut». Precht explique cette politique par le fait que : « l’objectif du gouvernement bhoutanais n’était pas la croissance économique mais le bonheur (…) Sa mission : 31- Y. E. Kouassi : Colonisation et société civile en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 152. 32- F. Dupuis-Déri: Herbert Marcuse altermondialiste ? Penser l’opposition radicale à la mondialisation néolibérale in Variations, revue internationale de théorie critique, Paris, printemps 2008, p.63. 15-Salifou Amara.indd 218 22/12/2016 11:21:46Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 219 le calcul statistique du niveau de vie bhoutanais incluant tous les facteurs psychologique et spirituels du bonheur»33. On peut ainsi dire que les Bhoutanais nous rappelle que nous ne sommes que des êtres immatériels ou insensibles mais que nous sommes avant tout des humains, des citoyens, avec des affects, des envies et des désirs qu’une économie véritable ne saurait ignorer. Il ajoute, en s’appuyant sur la conception Bhoutanaise de l’économie politique, ceci : « Le PIB ne dit rien sur le bien-être des gens-qui est pourtant le but que devrait poursuivre l’économie. Il ne dit rien sur la qualité de l’eau, ni sur celle du corps enseignant, ni sur les rapports de voisinage ou la couverture sociale ; et il ne se préoccupe pas non plus de la manière dont sont réparties les richesses»34. Finalement, comme critère d’évaluation de la performance de l’économie, le PIB semble dans le fond s’intéresser plus à toute autre chose que les populations pour lesquelles, il est pourtant destiné. On se retrouve ainsi dans l’économie des chiffres. Mais la vie des personnes ne se limite pas au chiffre. Que vaut tout une richesse pour un pays quand les habitants ne se sentent ni riches ni heureux ? Ces questions, Marcuse, n’a cessé de les poser. Accepterons-nous aussi de les poser et d’y apporter des réponses satisfaisantes? CONCLUSION L’économie politique marcusienne tire son origine de la philosophie de Hegel et de Marx dans une approche qui demeure toujours critique. La critique marcusienne est avant tout une praxis révolutionnaire, au sens d’une réflexion qui est en œuvre dans la réalité quotidienne en vue d’une transformation libératrice et d’un changement de la réalité sociale établie. Marcuse, ne se limite pas aux philosophies sur l’économie politique de Hegel et Marx. Il en relève les insuffsances tout en procédant à un dépassement avec des arguments d’une économie politique moins conflictuelle et plus ouverte. La perception de l’économie politique marcusienne replace l’individu et la collectivité au centre de toutes les préoccupations afn de garantir un monde apaisé et digne car comme le souligne Hicks, « dire que chacun mérite d’être traité avec dignité ne présente aucun inconvénient »35. En plus, il est possible de parvenir à la dignité pour tous. Il faut le vouloir. Il faut l’exiger. Les possibilités de ce changement sont historiques et ne relèvent pas d’une seule classe de la population contre une autre classe mais de l’ensemble des couches socioprofessionnelles, des plus exclues à celles éclairées du système capitaliste 33- R. D. Precht : L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable, trad. Pierre Deshusses, Montréal, Québec, Belfond, 2012, p.312. 34- Idem. p. 313. 35- D. Hicks : Éloge de la dignité, le rôle essentiel qu’elle joue dans la résolution des conflits, trad. Bernard Vincent, Paris, Nouveaux Horizons, 2015, p. 5. 15-Salifou Amara.indd 219 22/12/2016 11:21:46Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-Africaines 220 ou de toute autre système, en passant par les franges majoritaires de la population parmi lesquelles les jeunes et les femmes ont une place essentielle. La principale diffculté demeure, toutefois, le fait que ces idées sont certes généreuses, mais dans sa folie, le système de proft est capable du pire pour en empêcher l’éclosion. Là encore l’engagement pour la survie prime sur tout puisqu’il s’agit d’un combat dont on ne saurait faire l’économie si nous souhaitons donner à la politique ses véritables insignes gravées dans l’éthique et l’universel. Un combat qui date depuis l’époque de la Grèce antique avec Socrate36 contre les sophistes et auquel nous n’avons pas le droit de mettre fn. « En d’autres termes, dira Savadogo, l’engagement politique, avec la réflexion qu’elle implique, se doit de précéder à la fois pratiquement mais aussi théoriquement, c’est-à-dire méthodologiquement, la critique sociale »37. L’économie est bien une affaire politique mais surtout une réflexion et un engagement constant dans la société avec pour seul but, celui d’annihiler les injustices qu’elle créée sans cesse. L’engagement est une affaire de responsabilité et de justice sociale continuelle. BIBLIOGRAPHIE 1- ACEMOGLU Daron et ROBINSON James A. : La faillite des nations, les origines de la puissance, de la prospérité et la pauvreté, trad. Philippe Aghion, Genève, Markus Haller, 2015. 2- BREHIER Emile : Histoire de la philosophie, Paris, PUF, 1991. 3- DUPUIS-DERI Francis: Herbert Marcuse altermondialiste ? Penser l’opposition radicale à la mondialisation néolibérale in Variations, revue internationale de théorie critique, Paris, printemps 2008. 4- DWORKIN Ronald : La vertu souveraine, trad. Jean-Fabien Spitz, Bruxelles, Bruylant, 2005. 5- GALBRAITH John Kenneth et SALINGER Nicole : Tout savoir ou presque sur l’économie, trad. Mannoni, Olivier, Paris, Seuil, 1981. 6- HEGEL Georg Wilhelm Friedrich : Leçon sur la philosophie de l’Histoire in La Raison dans l’Histoire, trad. K. Lapaisannou, Paris, U.G.E, 10/18, 1965. 7- HICKS Donna : Éloge de la dignité, le rôle essentiel qu’elle joue dans la résolution des conflits, trad. Bernard Vincent, Paris, Nouveaux Horizons, 2015. 8- KOSTAS Papaioannou : Hegel et Marx : l’interminable débat, Paris, Allia, 1999. 9- KOUASSI Yao-Edmond : Colonisation et société civile en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2014. 36- Platon : Apologie de Socrate Suivi de Criton, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2016 – Essai poche. 37- M. Savadogo : Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 109. 15-Salifou Amara.indd 220 22/12/2016 11:21:46Salifou Amara : Marcuse pour une critique de l’économie politique au-dela de… 221 10- LADMIRAL Jean-René et Marc B. de LAUNAY : Préface in HABERMAS Jürgen, Après Marx, Paris, Fayard, 1985. 11- MARCUSE Herbert : Actuels, trad. Jean-Marie Menière, Paris, Galilée, 1976. 12- MARCUSE Herbert : Contre révolution et révolte, trad. Didier Coste, Paris, Seuil, 1973. 13- MARCUSE H. L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité, trad. Gérard Raulet et Henri-Alexis Baatsch, Paris, Minuit, 1972. 14- MARCUSE H. La fn de l’utopie, trad. Liliane Roskopf et Luc Weibel, Paris, Seuil, 1968. 15- MARCUSE H. Philosophie et révolution, trad. Cornelius Heim, Paris, Denoël Gonthier, 1969. 16- MARCUSE H. Raison et Révolution, Hegel et la théorie social, trad. Robert Castel et Pierre-Henri Gonthier, Paris, Minuit, 1968. 17- MARX Karl: Contribution à la Critique de l’économie politique Trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris, Sociales. 18- MARX Karl : La question juive, trad. M. Simon, Paris, Bilingue-Aubier, 1971. 19- MARX K. Travail salarié et capital, Trad. M. Rubel et L. Évrard, Paris, La Pléiade, Œuvres. 20- NICOLAS André : Herbert Marcuse ou la quête d’un univers transprométhéen, Paris, Seghers, 1970. 21- PLATON, Apologie de Socrate Suivi de Criton, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2016 – Essai poche. 22- PRECHT Richard David : L’art de ne pas être un égoïste. Pour une éthique responsable, trad. Pierre Deshusses, Montréal, Québec, Belfond. 23- SAVADOGO Mahamadé : Penser l’engagement, Paris, L’Harmattan, 2012. 24- SOULE George : Qu’est ce que l’économie politique, Trad. Claude Lafarge, Paris, Nouvel Horizon, 1963. 25- WIGGERSHAUS Rolf : L’École de Francfort, trad. Lilyane Deroche-Gurgel, Paris, PUF, 1986. Webographie GALBRAITH John Kenneth : Biographie, article en ligne : https:// fr.wikipedia.org/wiki/John Kenneth Galbraith page ouverte le 19 avril 2016 à 10h54Rétrolien depuis votre site.